L’ère numérique a apporté son lot de révolutions, notamment en facilitant des démarches jadis laborieuses, qui peuvent désormais être faites en à peine quelques clics… Mais dans l’euphorie de la dématérialisation, une réalité criante persiste : pour des millions de Français, la transition numérique s’apparente davantage à un obstacle qu’à une libération ! Car derrière les promesses d’un futur connecté, l’illectronisme – cet illettrisme numérique – affecte profondément la vie quotidienne, excluant une partie de la population de l’accès aux services essentiels. Le sujet dépasse la simple difficulté technique, en cela qu’il reflète une fracture sociale aux répercussions multiples. Décryptage !
Une fracture numérique, un enjeu sociétal
Saviez-vous que 15,4 % des Français peinent à utiliser Internet ou un ordinateur ? Ce chiffre peut sembler abstrait, mais il représente plus de 10 millions de personnes incapables de naviguer aisément dans un monde de plus en plus connecté. Impossible pour eux de répondre à une offre d’emploi, de prendre un rendez-vous médical sur Doctolib ou même de déclarer leurs impôts. Pire encore, une personne sur trois de plus de 60 ans se retrouve en marge de cette transition, exclue d’une réalité numérique devenue la norme.
Le phénomène touche particulièrement les seniors : 62 % des plus de 75 ans n’ont aucun usage numérique, un chiffre révélateur de la profondeur du problème. Mais, surprise, les jeunes – souvent perçus comme des « digital natives » – ne sont pas épargnés. Beaucoup sont déconcertés lorsqu’ils doivent remplir des formalités administratives en ligne, un paradoxe qui souligne l’inadéquation entre la maîtrise des réseaux sociaux et la complexité des démarches administratives numériques.
La dématérialisation : un progrès qui laisse sur le carreau
La dématérialisation, vantée comme une avancée incontournable, a accéléré l’accès aux services publics et privés tout en générant des défis. Les démarches en ligne se multiplient, mais pour ceux qui n’ont pas les compétences ou les outils nécessaires, cette modernisation devient synonyme de renoncement. Prenons Irène, 76 ans, qui vit seule : « J’angoisse à l’idée d’allumer mon ordinateur ». Derrière son témoignage, on devine une détresse partagée par bien d’autres. Même pour des actions anodines comme consulter un dossier médical ou s’informer sur une cure thermale, l’accès au numérique est devenu incontournable. Résultat : des milliers de personnes abandonnent leurs droits, faute de savoir comment les réclamer.
Des initiatives pour combattre l’illectronisme
Face à ce constat alarmant, des initiatives fleurissent pour inclure les laissés-pour-compte du numérique. L’Etat, conscient des enjeux, a formé 4 000 conseillers numériques France Services, chargés de guider et de former les citoyens. Ces professionnels animent des ateliers pratiques, tenant des permanences pour démystifier des démarches perçues comme inaccessibles. Le dispositif Aidants Connect, lancé en 2021, permet aux aidants professionnels de réaliser des démarches administratives « à la place de » l’usager, en toute sécurité.
Mais l’effort ne se limite pas à l’Etat… Des acteurs locaux, comme Emmaüs Connect, jouent un rôle clé. Depuis 2013, l’association propose des ateliers pour accompagner les personnes isolées dans leurs démarches numériques quotidiennes. Dans l’Eure-et-Loir, un programme innovant baptisé Perche Digital Seniors met en relation des lycéens et des seniors. Ce duo intergénérationnel bénéficie aux deux parties : les jeunes renforcent leurs compétences sociales en aidant, tandis que les aînés apprennent à dompter les outils numériques.
Dans le Gard, Franck Danger, ancien journaliste, a fondé le Service d’Ecriture Publique (SEP) pour répondre à la montée en puissance de la dématérialisation administrative. « Je suis passé d’écrivain public à vocation sociale à écrivain public socio-numérique », explique-t-il, insistant sur la nécessité de garantir un accès égal aux droits pour tous, même ceux qui peinent à utiliser Internet.
L’urgence face à l’accélération de l’intelligence artificielle
Un collectif associatif et académique, dirigé par Agnès Audier et Tony Bernard, a récemment publié une tribune dans Le Monde, alertant sur une fracture numérique qui ne fera que s’accentuer avec le développement fulgurant de l’intelligence artificielle. L’IA, si elle promet des avancées spectaculaires, risque de creuser un fossé encore plus profond entre les connectés et les déconnectés. Les auteurs proposent une feuille de route ambitieuse pour 2027 : accompagner 8 millions de personnes, former 20 000 aidants numériques, équiper 2 millions de ménages modestes avec des ordinateurs reconditionnés et déployer 25 000 lieux de médiation numérique.
Ces objectifs, bien que louables, nécessitent des efforts colossaux. Les inégalités numériques sont d’autant plus préoccupantes qu’elles amplifient d’autres formes d’exclusion sociale. Ceux qui maîtrisent mal les outils numériques se retrouvent non seulement marginalisés, mais aussi privés d’opportunités essentielles pour améliorer leur qualité de vie.
Inclusion numérique : au-delà du simple accès
Au-delà de la fourniture d’équipements ou de formations, l’inclusion numérique repose surtout sur l’idée que chaque individu, quel que soit son âge ou son parcours, doit pouvoir accéder aux avantages du numérique. Cela englobe non seulement l’accompagnement administratif, mais aussi l’éducation aux médias, la sensibilisation à la cybersécurité et l’aide à l’emploi. Et à ce niveau, le rôle des aidants numériques et des associations locales est clé. Pourquoi ? Parce que leur mission transcende l’aide pratique et technique, en cela qu’ils s’attellent à redonner confiance à ceux qui se sentent dépassés par les évolutions technologiques.
Une fracture qui reflète les inégalités sociales
Nous vous le disions, l’exclusion numérique est souvent le reflet d’inégalités sociales plus larges. Les populations précaires, les mamans seules, ou encore les personnes en situation de handicap sont parmi les plus touchées. Dans une société où les démarches administratives sont de plus en plus centralisées sur Internet, ces groupes, déjà marginalisés, se retrouvent encore plus isolés. Aujourd’hui par exemple comme l’explique Service-cartegrise.fr, service légal habilité par le ministère de l’intérieur, il n’est plus possible de se passer d’internet pour faire une carte grise, les préfectures ayant délégué ce service à des sociétés privées ou obligeant l’utilisation du site ANTS à tous les usagers.
Et puis, il y a ce paradoxe qui frappe les jeunes générations… Malgré leur aisance apparente avec les réseaux sociaux, beaucoup de « digital natives » se heurtent à une difficulté insoupçonnée : remplir une déclaration d’impôts, rédiger un CV ou répondre à une demande administrative. Leur maîtrise de l’instantané ne les prépare pas toujours à affronter les subtilités du langage administratif ou les complexités des démarches dématérialisées.
Une modernisation qui a ses limites
L’adoption de solutions numériques doit être pensée pour inclure et non exclure, et les services publics et privés doivent se poser une question essentielle : comment s’assurer que personne n’est laissé pour compte ? Si l’automatisation et la dématérialisation permettent des gains d’efficacité, elles ne doivent pas sacrifier l’humain sur l’autel de la modernité. Un équilibre est donc à trouver entre innovation technologique et accompagnement humain. Sans cela, la transition numérique pourrait bien se transformer en fracture irréparable, rendant les citoyens les plus vulnérables encore plus dépendants des autres.